Le 15 janvier 2006, par Lézard Vert,
Monsieur Lézard père (l’auteur de mes jours) doit se rendre assez régulièrement en Iran depuis deux ans...
C’est-à-dire depuis le décès de son père, qui possédait plusieurs propriétés et avait une tendance peu prudente à prêter ses biens à des "amis" un peu trop récents et à signer des papiers sans y regarder de très près.
Mon père et ses sœurs se retrouvent donc de fait en litige avec plusieurs personnes pour récupérer certaines de ces propriétés. Il y a une semaine, il est rentré d’un voyage de quinze jours là-bas, et m’a livré un récit assez exotique.
L’un des biens litigieux est un assez vaste terrain, non bâti, près de la mer Caspienne. Il appartenait autrefois à une famille mi-juive mi-baha’i (les baha’is sont les membres d’un courant schismatique de l’islam que le régime iranien actuel déteste et persécute), qui, au moment de la révolution islamique de 1979, a demandé à mon grand-père, qui les connaissait, s’il voulait bien acheter une part de ce terrain afin de leur simplifier la vie (vis-à-vis du contexte de troubles politiques) et de leur faire gagner un peu d’argent. Mon aïeul a accepté.
Puis l’Etat a saisi l’autre moitié du terrain, si bien que pendant plusieurs décennies, il a été propriétaire d’un morceau de terre (où il ne venait pas et n’a rien construit) dont l’autre moitié appartenait au gouvernement, au ministère de la Justice pour être plus précis.
Puis pour simplifier ses démarches administratives, il a donné légalement le droit à une de ses connaissances, qui venait souvent dans la région, de faire en son nom les diverses formalités concernant ce terrain. Document signé à l’appui. Cette connaissance de mon grand-père, sachant ce dernier très confiant, voire parfois un peu naïf, a truqué ledit document pour fabriquer un faux acte de vente à son nom. Il est donc devenu illégalement propriétaire du terrain. A l’insu de son vrai propriétaire, qui était alors bien âgé. Pour brouiller les pistes, il a revendu cette terre à un autre homme avec qui il était complice.
Passons sur diverses péripéties... Mon père et ses sœurs découvrent qu’ils doivent hériter d’un terrain assez vaste. Que la moitié appartient au gouvernement (glups !). Qu’un homme qui se présente comme un ami inconditionnel, un serviteur, un quasi-frère cadet de cœur de feu mon grand-père s’est approprié ce terrain (ha ?...).
Pour cette propriété comme pour d’autres, les héritiers louent les services d’un avocat. Un jeune Téhéranais, dynamique, compétent et très obstiné et combatif. Régulièrement, mon père et lui se parlent au téléphone, le premier paufine des stratégies à employer pour se faire passer, auprès des divers interlocuteurs locaux, pour un expatrié naïf qui ne connaît rien aux coutumes de son lointain pays natal. Le second lui fait des comptes-rendus (amusants) des épisodes abracadabrants de ce feuilleton.
Arrive le jour d’un premier passage au tribunal, il y a de cela un an, à Anzali, la bourgade rurale dont dépend le terrain qui est l’objet du litige. La veille, mon père parle au téléphone avec le propriétaire illégitime. Celui-ci est très confiant, lui dit que le terrain lui appartient, que mon père va perdre le procès, etc. Ils conviennent de se retéléphoner le lendemain. Le lendemain (où l’homme se montre également assez certain de sa victoire à venir), mon géniteur prend la précaution d’enregistrer la conversation... Evidemment, sans en prévenir son interlocuteur.
Et voilà le second procès, il y a une dizaine de jours, épisode suivant de la même affaire tortueuse. L’avocat, théâtral, prévoit de ne faire entrer mon père dans le tribunal qu’au dernier moment, pour surprendre la partie adverse qui ne prévoit pas qu’un Téhéranais occidentalisé vivant à des milliers de kilomètres aurait pris la peine de venir pour une affaire semblable.
Entre parenthèses, avant de le faire entrer, il recommande à mon père de jeter le chewing-gum qu’on lui avait offert quelques instants plus tôt. C’est une sage précaution, puisque les premières paroles qu’entend monsieur Lézard senior en mettant le pied dans la salle sont celles du juge engueulant un paysan (également mastiqueur) venu demander justice pour une autre affaire : "Non, tu sors ! Encore un qui mâche du chewing-gum ! Pour la peine tu sors ! Je ne juge pas ton affaire, tu reviendras une autre fois ! C’est une salle d’audience ici, pas un cinéma !"
Passons de nouveau sur quelques péripéties. Arrive notre affaire et la prise de parole de l’accusé. Qui dit, en substance, que mon père et lui s’étaient mis d’accord dans le passé, qu’il n’y a pas de litige, qu’il ne comprend pas pourquoi ils se retrouvent dans un tribunal, qu’ils sont amis et que dès qu’il aura tout expliqué on comprendra que ce n’était qu’un malentendu.
Mon père s’exprime à son tour et ajoute vers la fin, sur un ton aimable, que vu que les enregistrements sonores ne sont pas considérés comme des preuves (en France non plus d’ailleurs), il regrette de ne pas pouvoir faire écouter au tribunal la conversation qu’il a eue l’an passé avec ce monsieur...
Le monsieur en question manque de s’étrangler.
Il s’agit donc essentiellement d’une aventure vécue par papa Lézard, et non par moi-même. Je m’excuse auprès du Grand Webmestre pour cet écart vis-à-vis de la Magna Carta de "Dix Minutes". :-/
La deuxième tricherie, avérée cette fois, est d’avoir bien débordé des 10 minutes réglementaires. Mais je me suis dit, bon, l’histoire est assez échevelée pour mériter d’être restituée en entier. Je ne recommencerai pas ! ;-)
Mon père ne m’a rien dit de précis à propos du chewing-gum. Je suppose qu’il a fini dans une poubelle mais vu que cela se passait dans le pays de la magie persane, il est possible qu’il se soit volatilisé dans les limbes de l’Inframonde (et donc que maintenant Cthulhu en personne soit en train de le mâchouiller en jouant à la console). :-o
Oui, l’entrée théâtrale a été plutôt efficace, puisque la partie adverse prévoyait au départ d’insister sur le fait que mon père n’était pas au courant du dossier, que c’était un malentendu etc., d’autant plus que les absents ont toujours tort.